Ceci est une expérience

La notion d’expérience est devenue tellement omniprésente aujourd’hui qu’elle en est devenue quasiment inaudible.

Comment en sommes-nous arrivés à cette omniprésence de l’expérience ? En quoi cela peut-il générer de la confusion ? Et en quoi cette confusion est-elle problématique ?


Un besoin pour les entreprises de connaitre leurs clients plus précisément, et plus ‘humainement’

Les entreprises ont redécouvert depuis une vingtaine d’années le besoin et l’intérêt de s’intéresser aux clients en tant ‘qu’être humain’.
Désormais, elles s’intéressent plus précisément à la manière dont les clients vivent et dont ils sont en rapport avec leur environnement. Elles s’intéressent à leurs ‘expériences’, c’est-à-dire à la fois à la manière dont ils font usage d’un produit ou d’un service, et à la fois à leurs émotions, leurs sensations et leurs frustrations, dans un contexte donné. C’est pour cela que des spécialistes des sciences humaines sont intégrés à ces démarches : ethnologues, sociologues, anthropologues, ergonomes.
Cette démarche qui vise à comprendre plus en profondeur l’interaction d’un individu avec un produit ou un service semble tout à fait pertinente, dans l’objectif d’améliorer son expérience finale. Decathlon a par exemple observé la manière dont les nageurs de bord de mer se comportaient et a identifié leur envie de pouvoir faire du snorkeling en bord de mer, c’est-à-dire de respirer sous l’eau tout en ayant une bonne vision sous l’eau. Decathlon a ainsi créé un masque de snorkeling pour plongeur amateur, permettant de respirer sous l’eau et couvrant tout le visage.

L’expérience comme nouvelle norme

En parallèle de cette nouvelle tendance ‘plus humaine’, les entreprises souhaitent s’extraire du cadre purement utilitaire, jugé trop fonctionnel, pas assez humain, pour investir le champ de l’expérience.
L’entreprise utilise alors sa “capacité d’agir volontairement pour créer l’expérience qu’elle proposera à ses futurs clients” *.


Toute l’ambiguïté est dans cette notion de ‘créer une expérience’.

La première étape de cette mécanique réside dans la manière dont est considérée l’expérience. « La qualité d’une expérience est jugée dans sa capacité à satisfaire nos quatre familles de besoins fondamentaux (physiologiques, sociaux et identitaires, émotionnels et psychologiques, spirituels) »*.

L’expérience est ensuite définie à partir d’un tryptique : fonctionnel, émotionnel et sensationnel. Une expérience qui remplirait ces trois champs serait alors proprement humaine, et répondrait à nos besoins fondamentaux.

C’est à partir de ces deux conceptions de l’expérience qu’il commence à y avoir un glissement, de l’expérience d’usage à l’expérience humaine.

Pour la rendre plus humaine et dépasser le cadre purement fonctionnel et utilitaire, il faudrait y ajouter de l’émotion et de la sensation. L’expérience complète, composée de ces trois pôles, serait alors totalement humaine, et nous ferait accéder d’elle-même à un rapport non utilitaire aux choses.

Nous faire vivre des émotions, si possible positives, et des sensations, si possible agréables, serait donc un moyen de créer une expérience, idéalement positive, agréable et unique, sans aucune source de frustration, et donc plus humaine.

Tous les objets du quotidien deviennent dès lors associés à une promesse à la fois comique et inquiétante, de nous faire vivre des expériences, toujours plus mémorables, uniques et authentiques.

Il s’agirait par exemple de compléter son logement AirBnB par des expériences à vivre, culinaires, artistiques, ou sociales.
De faire des cartes tickets restaurant une expérience unique pour les salariés.


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De faire de sa gorgée de sprite une expérience mémorable. De faire d’une pizzeria une nouvelle expérience authentique, ‘comme en Italie’.

Il s’est alors produit une inversion fondamentale. Vivre ne serait plus suffisant. Il nous est demandé de vivre des expériences pour vivre.
Consommer simplement des produits, c’est désormais dépassé et grossier. Il nous faudrait consommer tous les moments de notre vie.

Une promesse intenable

L’entreprise entre alors dans un jeu dangereux. Elle fait émerger une confusion sur le terme d’expérience, ne différenciant plus l’expérience d’usage, de l’expérience proprement humaine.

Lorsqu’une entreprise promet à ses clients de vivre un moment unique et exceptionnel grâce aux nouveaux usages et nouvelles expériences qu’elle a créés, elle entre dans une sphère qu’elle ne maitrise pas. Elle entre dans une zone dans laquelle est n’est ni légitime, ni compétente. Elle promet, non sans prétention, une expérience qui touche à l’intime, sur laquelle il est tout simplement impossible de s’engager. Car comment prévoir la manière dont un événement sera vécu ? C’est impossible. Il est en effet tout simplement impossible de forcer l’apparition d’une expérience humaine uniforme et identique pour tous.
Même les plus grands artistes, qui pourraient pourtant avoir cette légitimité, ont l’humilité de ne pas s’engager sur une telle promesse !

Le paradoxe étant que plus il y a d’expériences originales, uniques et exceptionnelles, plus elles deviennent uniformes et standards.

Un glissement qui interroge

Cette percée de l’expérience serait-elle une tentative de réponse à un épuisement vis-à-vis de l’utilitarisme ? A une lassitude vis-à-vis de la consommation ? A une quête de sens insatiable ? ** Avec cette obsession à optimiser les usages, serait-elle aussi le stade ultime de notre société de consommation ? Serait-elle plus largement une combinaison de tous ces facteurs ?

Ce qui interroge, c’est qu’en essayant de trouver une réponse à cette quête de sens, en essayant de trouver un autre rapport à la vie, libéré de l’utilitaire, nous sommes poussés à vivre toujours plus d’expériences, à rechercher des expériences uniques, toujours plus originales et sources d’accomplissements.
C’est qu’en tentant d’humaniser l’entreprise, de sublimer son rôle et de vouloir s’adresser aux besoins profonds des individus, nous renforçons d’autant plus l’utilitarisme dont elle souhaitait s’extraire.

Cela semble révéler plus largement un sentiment d’impuissance et de perdition vis-à-vis de ce qui nous comble profondément. Cela donne le sentiment qu’après avoir touché du doigt une angoisse profonde et un besoin de sens, nous sommes non seulement incapables de répondre à ce besoin, mais que nous amplifions ce sentiment d’insatisfaction en tentant de le résoudre. Ce mouvement ressemble à une quête infinie dans un puits sans fond.

Comment se sortir de cette situation qui ressemble à une impasse ?

Dans le prochain article :

Il serait tentant de dire que si nous avons l’impression d’être enfermés d’un côté, dans cette société de consommation, nous pourrions compenser de l’autre, dans un monde non-utilitaire, en vivant des expériences, artistiques par exemple.
Dans le prochain article, j’essaierai de montrer que cet exercice de compensation, avec l’art, risquerait d’être tout aussi vain.



Philippe Lasserre
Consultant en Innovation chez YouMeO



Sources :
* : Extraits du livre L’expérience, le nouveau moteur de l’entreprise d’Ines Pauly et Christophe Rebours, aux éditions Diateino.
**: Thèse proposée en conclusion du livre No Fake, contre histoire de notre quête d’authenticité de Jean Laurent Cassely, aux éditions Arkhê.