L'innovation : une lutte permanente contre nos biais cognitifs

L'innovation : une lutte permanente contre nos biais cognitifs

Dans leur ouvrage Objectif Innovation*, Jean-Yves Prax, Bernard Buisson et Philippe Silberzahn font le constat suivant : « L’échec de l’innovation dans les entreprises n’est pas dû à un manque d’idées – les entreprises en regorgent – mais à un problème socio-organisationnel. Non pas que la partie « amont » de l’innovation, c’est-à-dire l’imagination, la créativité, la recherche fondamentale, la prospective, et l’invention elle-même, ne soient importantes. Mais parce que, et particulièrement dans le cas français, on constate que les entreprises font certes preuve d’excellence créative et technique, mais faillissent lorsqu’il s’agit d’amener l’invention au marché. »

Trois grandes explications sont régulièrement avancées dans la littérature :

  • Les processus, notamment les processus de prise de décision reposant principalement sur des GO/NO GO successifs et des indicateurs quantitatifs. Ces processus ont été conçus historiquement pour piloter et optimiser le « business as usual » mais sont peu adaptés au lancement d’une innovation ;
  • Les organisations qui prônent l’efficacité (organisation en cascade, hyperspécialisation, silotage des fonctions…) au détriment de l’agilité (modes de travail collaboratifs, transdisciplinarité, cycles courts, droit à l’erreur…) ;
  • La pénurie de profils entrepreneuriaux, friands de prendre des initiatives, faire plutôt que penser, n’ayant pas peur de se tromper… au profit de profils rôdés au pilotage ou à l’amélioration de la performance.

Mais, au-delà de ces facteurs structurels, il existe également des facteurs comportementaux, intrinsèquement liés à notre nature, qui constituent parfois des obstacles majeurs à la réussite de projets innovants. Les neuroscientifiques parlent de « biais cognitifs ». En voici une sélection des plus courants et de leur impact sur l’innovation dans les entreprises.

Le biais d’ancrage, également connu comme le « piège à relativité » ou « poids de la première impression ». C’est la tendance que nous avons à nous fixer sur une valeur qui va ensuite être comparée à tout le reste, plutôt que d’examiner chaque item dans l’absolu. Ainsi lorsque nous allons au restaurant, nous aurons tendance à apprécier le prix d’un plat en fonction du prix du premier plat que nous aurons vu sur la carte, plutôt que de le faire dans l’absolu. De la même façon, dans une entreprise, nous aurons tendance à mesurer le succès d’un projet au regard des autres projets que nous avons dans le pipeline. Or plus un projet est disruptif, plus il lui faudra d’itérations, et donc de temps pour émerger. Pour cette raison, le ROI d’un projet disruptif sera donc nécessairement à court terme inférieur à celui d’un projet de transformation incrémentale ou d’amélioration de la performance. Il risquera donc d’être écarté, avant qu’il n’ait eu la chance de faire ses preuves, dès la phase de sélection ou dès l’absence constaté de résultats rapides.

Le biais d’attente positive. L’exemple classique est la roulette au casino : après avoir perdu 5 fois de suite en misant sur le rouge, nous avons tendance à penser qu’il y a plus de chances pour que le prochain tirage soit rouge. Ce biais nous conduit à persister dans une stratégie en pensant que la chance va tourner. Dans une entreprise classique, lorsqu’un projet est lancé, il a eu a minima l’aval de sponsors de haut niveau, voire une communication plus large aux équipes dirigeantes, qui s’est traduit par une décision collective de consacrer des ressources à ce projet. Dès lors, les grandes lignes du projet sont souvent figées et le porteur du projet aura tendance à coller à l’histoire qui a été initialement vendue pour ne pas se décrédibiliser. Or nous savons que dans sa phase d’amorçage, un projet d’innovation a besoin de s’adapter de manière itérative aux feedbacks successifs des premiers beta-testeurs et clients. Ce sont les fameux « pivots ». En s’accrochant – même inconsciemment – à l’histoire initiale, le porteur de projet et ses sponsors prennent ainsi le risque de s’enfermer dans une voie sans issue.
Ce phénomène est souvent amplifié par deux autres biais cognitifs connus respectivement sous le nom de l’effet foule et le biais de confirmation.
L’effet foule nous incite à aller dans le sens de la foule en raison d’un désir inné de nous intégrer. Très tôt dans le processus d’innovation, des consensus peuvent ainsi se former autour d’un projet et se figer alors même que les premiers retours terrain poussent à ajuster son positionnement.

Le biais de confirmation quant à lui nous pousse à être d’accord avec les gens qui sont d’accord avec nous. Nous accorderons ainsi plus de poids aux avis des internautes qui sont confirment nos goûts, nos intuitions et notre vision du monde ; et nous aurons tendance à ignorer ceux qui nous font sentir mal à l’aise en malmenant nos points de vue. Ce phénomène crée un effet d’inertie autour du projet et amplifie le biais d’attente positive et l’effet foule en alimentant les croyances originelles autour du projet, même si les retours terrain les mettent à l’épreuve.
Ces biais cognitifs sont liés à la dynamique de groupe existant dans une grande entreprise et ne se produisent pas dans les mêmes proportions dans une start-up dont le fondateur n’a bien souvent de comptes à rendre à personne dans les premières phases du projet.

Notre prochain article traitera d’une approche visant à limiter ces biais cognitifs : l’extrapreneuriat !