Quelle est la place du designer dans les organisations d’aujourd’hui, et plus encore dans celles de

J’ai été récemment invité à intervenir à la première édition du Forum international des métiers : Jobs 2030, qui s’est tenu sous le thème de la Prospective des métiers et métiers de demain.[1] Voici une synthèse de ma contribution à ce bel évènement.

Pour explorer le rôle des designers dans les organisations, il faut d’abord comprendre ce qui caractérise un designer. Quelles sont les spécificités que les pratiques du design apportent et pourquoi ces facteurs sont à mon sens cruciaux pour nos organisations, nos sociétés et notre planète.

D’abord, les designers ont une forte capacité à penser ‘usages’. Tournés vers les ‘vrais gens’, ils s’intéressent beaucoup plus à l’usage que les gens font d’un objet ou d’un service que de l’objet ou du service lui-même. En se mettant dans une posture d’observation, ils captent ainsi des nuances beaucoup plus fines qui dépassent la dimension fonctionnelle d’un produit ou d’un service, en investiguant des aspects émotionnels, sensoriels et socio-culturels. Après l’ère de l’innovation technologique, puis l’ère du marketing et de la publicité, nous voici arrivés dans l’ère de l’expérience. Ce nouveau paradigme demande une vision plus holistique et intégrée de nos organisations si elles veulent continuer à créer de la valeur pour leurs clients.

Mais l’orientation client n’est plus suffisante pour la plupart des organisations, car elles-ci doivent naviguer dans un système complexe avec de multiples parties prenantes qui ont chacune leurs propres attentes. Dans un monde de plus en plus compétitif, il faut certes toujours mieux adresser les besoins et attentes de ses clients, mais il faut aussi comprendre le contexte plus large dans lequel l’organisation évolue. Les designers développent une compréhension profonde des interconnexions entre les attentes et problèmes de différents parties prenantes et les alignent pour trouver des solutions pertinentes dans une vision systémique, et pas seulement pour les clients finaux. Par exemple, l’iPhone et l’Apple Store apportent une réponse radicale à deux problèmes différents, à savoir : comment accéder à des services numériques illimités partout et comment exploiter la puissance de toute la communauté des développeurs d’applications pour fournir en permanence de nouveaux services.

Enfin, les designers sont des redoutables intégrateurs de compétences multiples. Avec une capacité de faire collaborer des professionnels issus de différents métiers, les designers sont souvent les garants d’une approche structurée qui nécessite justement la collaboration efficace de différents contributeurs.

Pourquoi est-il devenu indispensable d’intégrer le design dans nos organisations ? Quels sont les moteurs de cette évolution ?

En 2018, le cabinet de conseil McKinsey s’est intéressé à la question de l’apport de la pensée design à la performance des grandes entreprises. L’étude réalisée sur un horizon de temps de 5 ans auprès de 300 entreprises listées et s’appuyant sur plus de 1000 entretiens ainsi qu’une recherche documentaire extensive a identifié une forte corrélation entre les pratiques du design et la performance globale des entreprises observées. En résumé, les meilleures entreprises ‘design’ ont été 2x plus performantes que leurs pairs. L’étude a également identifié 4 catégories d’actions à mettre en place pour booster la capacité ‘design’ des entreprises, à savoir :

  • Mesurer la performance design avec la même rigueur que la réalisation d’une stratégie ou d’un P&L ; il s’agit de créer des KPI pertinents et de suivre l’évolution de ces indicateurs, traquer le progrès et les impacts apportés par les transformations engagées en matière de design ;
  • Casser les silos entre le développement produit, le marketing digital, le design de service et l’expérience client ; pour fonctionner de manière efficace, le design ne doit pas reproduire les mêmes erreurs faites par les grandes entreprises par le passé sur d’autres sujets ; créer des silos en matière de design est un non-sens vu le caractère transverse et holistique de l’approche design ;
  • Développer une véritable culture de centricité client et inculquer la pensée design le plus largement possible au sein de l’entreprise ; dans les meilleures entreprises design, on trouve des designers un peu partout, transformant petit à petit les pratiques professionnelles pour toujours garder les clients au centre;
  • Co-construire avec ses clients tout au long du processus de développement ; garder les besoins client au centre des démarches de développement c’est bien, impliquer les clients tout au long de la démarche de façon active et collaborative c’est encore mieux, permettant d’adapter les solutions tout au long de la démarche.

Au-delà de cette vision ‘performiste’, on peut également observer que la plupart des entreprises les plus innovantes et attractives sont des entreprises orientées ‘design’. Les entreprises comme Apple, les GAFAM, Netflix, AirBnB et d’autres encore ont réussi au travers de la perspective du design de trouver un meilleur équilibre entre les aspects purement technologiques et les valeurs humaines de l’entreprise, en mettant les clients et les usages au centre de leurs attentions. Un très bon exemple de cette transformation est IBM, une entreprise historiquement très tournée vers la technologie et les architectures IT (technology push) qui a recruté ces dernières années des milliers de designers au travers du monde au sein de leurs ‘design studios’ permettant de repenser les relations que l’entreprise développe avec ses clients et parties prenantes et à répondre de manière plus pertinente à leurs besoins. De plus, IBM a développé des services de consulting autour de la méthode du design thinking et ainsi développé un vrai business avec sa propre transformation.

Enfin, les entreprises caractérisées par une forte culture de design sont régulièrement considérées comme les plus attractives par les employés. Avec une culture managériale responsabilisante, des approches de test & learn, une culture entrepreneuriale, elles attirent les jeunes générations.

Le 5 capacités clés des designers (encadré)

La capacité à voir le monde : un sens de l’observation, une capacité de suspendre le jugement, la mise en question des conventions, l’envie de se frotter à la vraie vie (parler avec les vrais gens, observer, s’immerger, plonger), dépasser le déclaratif et confronter ce qui est dit avec ce qui est fait … inspiré par différentes disciplines des sciences sociales et humaines telles que l’ethnologie, la sociologie, la sémiologie, la psychologie, la philosophie, …
La capacité à recadrer le problème : changer de perspective, reformuler la question, se mettre à la place de l’autre, formuler des défis orientés client, … un problème bien posé est déjà à moitié résolu, selon Einstein qui disait « si j’avais 1h pour résoudre un problème dont ma vie dépendait, je prendrai 55 minutes pour trouver le bon problème et les 5 dernières minutes pour trouver la bonne solution »
La capacité à se laisser inspirer ailleurs : travailler avec des analogies stratégiques comme la nature, les arts, la littérature, d’autres secteurs d’activité etc. et savoir faire le lien avec le problème traité … une discipline qui reçoit de plus en plus d’intérêt est le bio-mimétisme qui s’inspire des effets de la nature pour développer des solutions innovants, par exemple le TGV qui est conçu selon une forme d’oiseau ou des bâtiments énergie-efficaces conçus selon les principes de ruches d’abeilles …
La capacité à créer des ‘nudges’ : inciter des personnes ou une population ciblée à changer leurs comportements ou à faire certains choix sans être sous contrainte et qui n’implique aucune sanction ; par exemple, l’ancien Premier ministre David Cameron et l’ancien président Barack Obama ont tous deux utilisé la théorie du « coup de pouce » pour faire avancer leurs objectifs de politique intérieure pendant leurs mandats. Enthousiasmés pour les idées issues de l’économie comportementale, ils ont créé chacun leur unité Nudge, respectivement en 2010 et en 2013, afin d’étudier les moyens de pousser les citoyens à prendre les « bonnes décisions » pour lutter contre l’obésité, favoriser le recyclage, réguler la consommation d’énergie, etc.
La capacité à transformer, à rendre tangible l’intangible : rendre les choses réelles, créer des prototypes rapides, sortir des concepts, matérialiser, dessiner, créer des artefacts … dans un objectif d’accélérer l’innovation, pour structurer, donner forme, faire naître, tester, adapter …

Pourquoi a-t-on besoin de plus de designers demain ?

Avant la révolution industrielle, l’humanité se posait beaucoup la question du pourquoi. Pourquoi est-on sur ce monde ? Quel est le sens de notre existence ? Avec l’évolution du monde contemporain est arrivé un discours beaucoup plus productiviste du ‘comment’. Comment produire plus ? Comment être plus efficace ? Comment servir une population grandissante ? Comment vendre plus ? … Aujourd’hui on observe une prise de conscience collective de plus en plus forte autour des questions du changement climatique, les limites d’un système de croissance infini sur une planète avec des ressources finies, les inégalités croissantes ou l’accès aux ressources cruciales comme l’eau ou les produits d’alimentation de base. Ces évolutions nous réorientent inévitablement vers les grandes questions existentielles. Quel est le sens d’une croissance à l’infini ? Quel est notre responsabilité pour les générations futures ? Comment créer les conditions pour réussir les grandes transitions (écologique, énergétique, économique, sociale) ? Le design est ancré dans une vision profondément humaniste et responsable et dans ce sens les designers auront un rôle de plus en plus important à jouer dans de multiples organisations.

Quelles tensions et évolutions du rôle des designers à l’avenir ?

Dans nos travaux avec les designers dans le monde de l’entreprise, nous avons développé quelques dimensions sur lesquelles nous pensons que les designers peuvent avoir un rôle encore plus important à jouer à l’avenir :

  • Accélérer la transition d’une culture d’ingénierie et du marketing vers une culture du design : du techno-push au market-pull, instiller des visions horizontales vs. verticales, ajouter l’émotionalité à la rationalité, compléter le ‘hard power’ avec du ‘soft power’, améliorer la qualité des questions pour trouver des meilleures solutions, rendre le monde de l’entreprise plus féminin, …
  • Aider les organisations à revenir sur l’essentiel, l’action : les idées deviennent aujourd’hui une commodité, nos clients nous disent tous les jours qu’ils en ont plein, mais qu’ils n’arrivent pas à les mettre en œuvre, à les réaliser ; les designers ont cette capacité à ‘tirer vers l’exécution’, à structurer et donner du sens aux idées, à raconter des histoires qui engagent, et aussi à ne pas voir la montagne comme insurmontable, à gravir les échelons un par un, et ainsi à créer un pull vers l’exécution.
  • Étendre leur champs d’action des designers : traditionnellement, les approches du design ont été appliquées à des fins d’innovation dans un contexte B2C (produits, services, expérience client, …) ; mais l’entreprise a beaucoup plus de parties prenantes que ses clients et on peut ainsi appliquer des démarches de design également au service de ses managers (pratiques managériales, fonctionnement d’équipe), de ses collaborateurs (expérience collaborateur),de ses candidats, fournisseurs, et même investisseurs. En élargissant le périmètre d’intervention, les entreprises pourront développer une véritable culture du design et se différencier ainsi de la concurrence.
  • Adopter une posture de ‘facilitateur du design’ plutôt que de ‘designer’ : traditionnellement, les agences de design adoptent un fonctionnement comme les agences de publicité en délivrant un concept créatif sur la base d’un brief client ; aujourd’hui tous les dirigeants souhaitent que leurs entreprises deviennent plus ‘client-centric’, mais la posture et les pratiques centrées vers le client (vers l’humain pour être plus précis) ne s’inventent pas et il faut donc investir dans la transformation plus large des pratiques professionnelles au travers des organisations ; il s’avère que les pratiques du design sont un très bon levier de transformation pour les organisations, mais il faut pour cela que les designers ouvrent leurs boîtes à outils, partagent leurs pratiques et deviennent des coach performants auprès de l’ensemble des collaborateurs pour avoir un impact fort et durable.

Un vaste programme pour les designers qui, je l’espère, auront un rôle de plus en plus important pour rendre nos organisations à la fois plus performantes, responsables et humaines.

[1] Jobs 2030 est un dispositif d’alerte des institutions publiques au sujet de l’urgence d’anticiper le développement de la robotisation dans les secteurs de l’agriculture, du textile, de la construction, de la mécanique, et des services; pour éviter la vulnérabilité sociale de plus de 30 % des actifs, qui risquent d’être au chômage en 2025, en l’absence de réformes juridiques et institutionnelles L’événement a été co-organisé par L’Institut des Hautes Études Commerciales (IHEC) et la Fondation Konrad-Adenauer-Stiftung, en partenariat avec le Bureau International du Travail (BIT), la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW), le Ministère des Technologies de la Communication et de l’Economie Numérique, le Ministère de la Formation Professionnelle et de l’Emploi et le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique.